Un si doux silence...

La chanson qui ouvre notre nouveau disque – Le doux silence de nos bois – à une époque où elle n’avait pas encore été reprise par différents ensembles baroques, a eu pour nous une dimension sinon intime, du moins familiale. En effet, c’est Anne-Madeleine Goulet, chercheuse en arts du spectacle du XVIIe siècle (et accessoirement mère de ma fille Clélia) qui me l’a faite découvrir. Anne-Madeleine a longtemps travaillé sur le répertoire de l’air sérieux, étudiant en particulier les 37 volumes des Livres d’airs de différents auteurs – ou LADDA – publiés par Ballard de 1658 à 1694.

Cette pièce a longtemps été à mon répertoire de chant au théorbe. Sa basse obstinée, une sorte de longue chaconne à l’envers, était facile à mémoriser pour le paresseux que je suis, et l’atmosphère éthérée et calme qui s’en dégage créait avec le public de mes spectacles intimistes une relation subtile.

Clélia a dû m’entendre souvent la chanter, y compris dans la version de « crooner » du programme « Métamorphoses » que nous avons créé à Rome en 2011 avec les musiciens d’Ecovanavoce

Au moment de déterminer le programme du disque, que nous souhaitions un peu différent de celui des nombreux récitals que nous avions donnés jusque là, Clélia a manifesté l’envie d’interpréter cette pièce, que je ne chantais plus moi-même depuis un moment. Elle a voulu aussi que nous la placions en début de programme, et qu’elle constitue la bande son du clip que nous avons tourné pour l’occasion.

Je ne lui ai pas demandé les raisons de ces choix. Comme sur beaucoup de ses motivations et comme dans bien des aspects de notre relation, notre communication s’est basée sur les silences. Le silence peut être douloureux, pénible, source de malentendus, il est indispensable à ma vie quotidienne. Il est pour moi indispensable dans ma vie quotidienne, et inséparable de mon approche de la musique. En cela, je m’identifie complètement à ces lignes du musicologue et penseur André Souris, citées dans son recueil d’essais La Lyre à double tranchant (Mardaga, 2000) :

Quiconque ne connaît point cette présence autour de nous d’un silence obscur, sait-il ce que c’est de vivre ? Et tous les bruits du monde et l’agitation des hommes ne seraient-ils point faits pour combler ce silence interrogateur et insupportable ?

Entre Clélia et moi, la musique a depuis toujours été un moyen de communiquer sans avoir recours aux mots, et j’espère que, du traditionnel père taiseux, Clélia aura au moins su tirer le meilleur : les quelques bribes de musique qu’elle a pu recevoir de lui, et dont il est bien conscient qu’il ne s’agit que d’une part infime de son bagage musical.

Mais cette transmission, pour minime qu’elle soit, et pour secrète qu’elle soit, est tout de même ce qu’il me semble important de souligner. Elle relie d’ailleurs le livret de ce dernier disque à celui de mon premier – Clélia n’était pas encore née – où je la mettais déjà en exergue en citant la préface des pièces de luth de Denis Gautier (1670) :

Et si quelqu’un a peine de trouver l’intelligence de ce qui est dans mon livre je lui en donneray la lumiere de tout mon cœur s’il me fait l’honneur de me venir voir.

Se rencontrer pour chercher un peu de lumière… c’est bien une chose qui tend malheureusement à disparaître. La musique, pourtant, fait encore partie de ces savoirs qui ne peuvent se passer de transmission orale.

Lors de mes longs séjours à Chennai – que l’on appelait encore Madras, à l’époque – où j’apprenais la musique carnatique auprès de deux Maîtres, j’ai été frappé par la façon dont le savoir se transmettait aussi, au sein d’une famille, par simple imprégnation, en dehors même des moments de leçon formelle dont, bien souvent, les parents ne prenaient pas la peine de gratifier leurs enfants. J’ai vu les enfants de mon Maître de percussion grandir et devenir eux-mêmes musiciens sans les avoir pratiquement jamais vu travailler la musique avec leur père ou leur grand-père.

Je ne saurais dire – toujours ce fameux silence ! – ce que Clélia a bien pu prendre de moi dans sa façon de faire de la musique. S’il fallait l’exprimer en mots, je dirais qu’elle m’a peut-être emprunté une manière de désinvolture, conjuguée à une attention particulière portée au texte et empreinte d’une bonne dose de sensibilité au phrasé, toutes choses que j’aurais été incapable de lui enseigner formellement et qu’elle a probablement trouvées toute seule, les intégrant dans une musicalité bien plus rigoureuse et solide que la mienne, si bien que je peux assurer sans aucune fausse modestie avoir certainement plus appris d’elle qu’elle n’a appris de moi…

Pour le reste, je passe la parole à Clélia qui, mieux que moi, a mis des mots sur le travail d’enregistrement que nous avons réalisé ensemble aux Editions Hortus, et pour la promotion duquel nous donnerons un concert de sortie de disque ce dimanche 23 septembre à 17h, à l’Eglise Luthérienne Saint-Pierre (55 rue Manin, 75019 Paris) et où nous espérons vous voir nombreux !

Marco Horvat

Certaines pièces de ce disque sont des réminiscences, et je dirais même que leur interprétation ne m’appartient pas tout à fait. Ce sont des souvenirs d’enfance. J’ai toujours vécu avec la musique, et avec ces musiques-là en particulier. Même en y pensant très fort, je ne parviens pas à me rappeler de la première fois que j’ai entendu mon père chanter Le doux silence. En revanche, je me souviens très clairement avoir immédiatement voulu que cette pièce figure dans notre disque. C’était très important pour moi qu’elle soit enregistrée. Je soupçonne d’ailleurs mon père de ne l’avoir jamais fait pour ne pas avoir à apprendre les ornements du deuxième couplet, une raison qui, à mon sens, était tout à fait irrecevable. Puisqu’il fallait bien que quelqu’un s’en charge, j’ai demandé à mon père s’il voulait bien, au moins, m’accompagner. Quand j’ai chanté Le doux silence pour la première fois, je l’ai pris comme un très grand honneur. C’était sa chanson à lui, et je savais exactement comment il fallait qu’elle soit chantée.

La spontanéité a toujours été au cœur de notre pratique musicale. Un jour mon père a reçu une nouvelle guitare à la maison et il m’a appelée pour que je déchiffre quelques romances avec lui. Depuis, on fait de la romance… C’est aussi instinctivement, je dirais, que nous avons sélectionné la plupart des pièces romantiques de ce disque. Nous tombons d’accord très naturellement sur le choix des morceaux. Soit ça fonctionne, soit ça ne fonctionne pas. Mon père et moi portons une attention toute particulière aux pièces que personne ne connaît, même s’il nous arrive de nous rendre compte, à notre corps défendant, que si elles sont inconnues c’est pour d’excellentes raisons. Heureusement pour nous, ce n’est pas toujours le cas. Ce que nous apprécions par-dessus tout – outre le fait de faire de notre mieux pour transmettre l’affection que nous avons pour ces morceaux – c’est d’avoir la liberté de les interpréter comme bon nous semble, sans préjugés. Je crois que cela nous permet de modeler la musique à notre guise, tout en gardant meilleure conscience que s’il s’agissait de classiques.

Enfin, il y a les pièces-étapes. Ce sont celles que je chante depuis toute petite et qui me permettent de faire le point sur mon évolution, à chaque fois que j’y reviens. Elles portent en elles mes chemins émotionnels, physiologiques, artistiques. Che si può fare, Music for a while, la Ninna nanna... Ce sont des pièces qui m'ont vue grandir. L’interprétation que j'en fais ici n’est rien de plus qu’une nouvelle étape, parmi tant d’autres, figée par l'enregistrement. Je dirais alors que ce disque est un moyen de laisser une trace, à un endroit arbitraire du parcours. À refaire, je ferais différemment. C’est ce qui est à la fois beau, logique, mais aussi très difficile à accepter. Cependant, je crois qu’il est temps de choisir de laisser cette trace. Parce que c’est important et parce que, comme disent les Shadoks : “quand on ne sait pas où on va, il faut y aller... et le plus vite possible”.

Clélia Horvat

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